Thursday, February 07, 2008

Une récession en 2008?

S’il y a quelque chose qui m'interpelle depuis quelque temps, c'est la quantité d'information qui nous est disponible via tous les médias, incluant Internet. Le danger est ce que j'appellerais affectueusement la 'joe-connaisantisation' de l'information. C'est à dire, la perception que parce qu'ils ont accès à cette information, certaines personnes croient que ce qu'ils connaissent leur permet d'offrir des commentaires sur tout. Comme le disent les anglophones, "A Little Bit of Knowledge Is a Dangerous Thing" (Un petit peu de connaissance est une chose dangeurese). C'est-à-dire que posséder quelques connaissances sommaires peut nous donner l'illusion de comprendre un champ de connaissance particulier alors qu'il n'en est rien. Par contre, la confiance qui en est tirée amène souvent à l'erreur d'interprétation de par l'utilisation de raccourci intellectuel.

L'exemple en cause ici est cet article de Nathalie Elgrably dans le Journal de Québec.
Je vous invite à le lire ici :

http://www.iedm.org/main/show_editorials_fr.php?editorials_id=606

Regardons de plus près quelque unes de ses affirmations:

1. "même si les prix des maisons ont baissé, ils demeurent nettement supérieurs à ce qu’ils étaient il y a quatre ans". Vrai.

2. "On compare souvent la crise actuelle à la bulle internet de la fin des années 1990. Dans ce cas, soyons rassurés, car l’économie américaine a depuis créé plus de huit millions d’emplois, et a vu sa taille augmenter de presque 20%.". Vrai!

3. "Quant au taux de chômage, il est passé de 4,7% à 5% le mois dernier. Certes, il accuse une hausse, mais les mêmes analystes qui crient à la catastrophe aujourd’hui oublient qu’un taux de 5% était encore récemment associé au plein-emploi.". Toujours vrai!

4. "Non seulement les indices boursiers sont supérieurs à ce qu’ils étaient l’an dernier à pareille date, mais ils affichent une hausse de 80% depuis Octobre 2002." Encore vrai!

Si toutes ces affirmations sont vraies, quel est le problème alors? C'est là que le bât blesse et que l'analyse tombe à plat; Elgrably offre de bonnes réponses, mais aux mauvaises questions. La question est a savoir si l'économie américaine est en récession, et non pas si elle s'effondre et s'apprête à disparaitre (ce que, tous en conviendront, n'est pas le cas)!

Reprenons chaque point dans la perspective de voir quelle réponse Mme Elgrably nous offre:

1. "même si les prix des maisons ont baissé, ils demeurent nettement supérieurs à ce qu’ils étaient il y a quatre ans"
C'était aussi le cas pendant les récessions de 2001 et 1990. Réponse réelle: elle peut être en récession et que l'économie américaine ne s'effondre pas.

2. "On compare souvent la crise actuelle à la bulle internet de la fin des années 1990. Dans ce cas, soyons rassurés, car l’économie américaine a depuis créé plus de huit millions d’emplois, et a vu sa taille augmenter de presque 20%."
C'était aussi le cas pendant les récessions de 2001 et 1990. Entre chaque période de récession, il y a une période d'expansion plus importante. Réponse réelle: elle peut être en récession et que l'économie américaine ne s'effondre pas.

3. "Quant au taux de chômage, il est passé de 4,7% à 5% le mois dernier. Certes, il accuse une hausse, mais les mêmes analystes qui crient à la catastrophe aujourd’hui oublient qu’un taux de 5% était encore récemment associé au plein-emploi.":
Durant les récessions de 2001, 1969 et 1953, le taux de chômage était inférieur à 5%. Le taux absolu de chômage n'est pas un indicateur de récession. Réponse réelle: elle peut être en récession et que l'économie américaine ne s'effondre pas.

4. "Non seulement les indices boursiers sont supérieurs à ce qu’ils étaient l’an dernier à pareille date, mais ils affichent une hausse de 80% depuis Octobre 2002."
Ce fut vrai dans pratiquement tout les cas de récession depuis 50 ans! (L'indice Standards & Poors 500 a bondi de 127% de 1996 jusqu'à la récession de 2001, 95% de 1985
à la récession de 1990. Mieux? Au plus fort de ces récessions, l'augmentation du S&P 500 par rapport à 5 ans auparavant était de 90% et 55% respectivement). Ce commentaire ne fait que la preuve de la résilience du système capitaliste, mais n'a rien avoir avec le concept de récession. Réponseréelle: elle peut être en récession et que l'économie américaine ne s'effondre pas.

Si Nathalie Elgrably tentait de nous faire la démonstration que les États-Unis ne sont pas en situation de récession ou sur le point de l'être, c'est raté. Si elle désirait nous faire comprendre que les médias nous proposent des scénarios catastrophes, il aurait fallu nous offrir quelques exemples. La vaste majorité de ce que l'on peut voir dans les médias actuellement parle de récession. Pour le reste, j'ose croire que la vaste majorité de la population est déjà convaincue que l'Amérique n'est pas à l'aube d'une crise sans fin.

Mais encore faut-il pouvoir comprendre ce qu'est une récession et en identifier quelques signes avant-coureurs.

Voyons ce qu'en dit Mme Elgrably: "Pour pouvoir déclarer que l’économie est en récession, il faut que le PIB diminue pendant six mois consécutifs. Or, pas un seul mois de déclin n’a encore été enregistré."

Encore la, pas faux, mais pas vraiment instructif non plus. Voyons pourquoi. Pour bien comprendre, il faut s'en remettre au cycle de production des entreprises et la définition même de récession. Commençons par cette dernière.

Aux États-Unis, l'organisme qui est devenu l'arbitre de facto de la datation des récessions et le National Bureau of Economics research ou NBER (www.nber.org).

Voici ma traduction libre d'une partie de la Foire Aux Questions (FAQ) du NBER:
"Q: La presse financière cite souvent la définition stricte d'une récession comme étant deux trimestres consécutifs de déclin du PIB réel. Il y a-t-il un rapport avec le système de datation du NBER?
R: La pluspart des récessions identifiées par nos procédures ont en effet eux deux périodes consécutives ou plus de contraction du PIB, mais pas toutes. Par contre, notre procédure diffère de plusieurs façons. Premièrement, nous utilisons des indicateurs mensuels pour en arriver à une chronologie de datation mensuelle. Deuxièmement, nous utilisons des indicateurs qui sont sujets à revision moins fréquente. Il faut se rappeler que notre définition de récession inclue la mention "une décroissance significative de l'activité économique".

Q: Une récession n'est-elle pas une période d'activité économique réduite?
R: Il est plus exact de dire qu'une récession, de la façon dont l'on utilise le terme, est une période de réduction de l'activité économique, plutôt que réduite. Nous identifions un mois qui a vu l'économie atteindre un plateau d'activité et un autre mois où l'économie a atteint le niveau relatif le plus bas. La période qui les sépare est une récession; une période où l'économie se contracte. Ce qui suit est une période d'expansion. L'activité économique est sous la normale ou diminuée pendant une partie de la récession et pendant une partie de la période d'expansion. Certains qualifient cette période d'activité réduite un "slump".

Q: Que penser d'un taux de chômage croissant?
R: Le taux de chômage est généralement un indicateur tardif. Une croissance modeste du taux depuis un niveau déjà faible est compatible avec les données statistiques. Il faut être capable de filtrer les variations aléatoires et temporaires qui se produisent occasionnellement."

Le NBER propose une datation rétroactive des périodes de récession et ainsi, ne se prononce sur ces dates que bien après la fin des récessions. Pour la récession de 2001, le NBER a établi les dates d'entrée et de sortie en Juillet 2003.

Le NBER identifie les cycles économiques. Esseyons donc de comprendre le principe des cycles économiques de l'entreprise pour en comprendre les effets macro-économiques. Une entreprise ajuste sa production en fonction de la demande;
1. Une variation de la demande amene...
2. Un ajustement de la production. Si c'est à la baisse de façon significative, il y a réduction du personnel.
3. Chômage/baisse de production en agrégat/etc.

Il y a des signaux, des indicateurs qui sont mesurables durant toutes ces phases de contraction de l'activité économique. On ne parle de récession qu'a posteriori, une fois que la dernière phase est observée et quantifiée. Les indicateurs de récession de la dernière phase sont donc qualifiés d'indicateurs 'tardifs', alors que ceux de la première phase sont des indicateurs 'avancés'.

Puisque Mme Elgrably voulait nous convaincre de l'absence de raison de s'inquiéter d'une récession imminente ou existente, il aurait donc fallu porter notre attention sur les indicateurs avancés, soit la variation de la demande.

Analysons les signes émis par quelques-uns des indicateurs avancés les plus utilisés.
Tout d'abord, le "Purchasing Manager Index". Cet indice, publié par le 'Institute for Supply Management ', est constitué d'un ensemble de sous-indices qui couvre les champs suivants :
  • Niveau de production (.25)
  • Nouvelles commandes-clients (.30)
  • Livraison aux fournisseurs (.15)
  • Inventaires (.10)
  • Niveau d'emploi (.20)
Cet indice est établi par le biais de questionnaires envoyés directement aux entreprises chaque mois. Le graphique suivant détaille l'évolution de l'indice depuis 1948. Notez que j'ai fait la moyenne par trimestre pour réduire le nombre d'entrées. Tout mouvement sous la barre de 50 indique un ralentissement de l'activité économique.


Depuis 1948, il n'y a eu que 70 trimestres sur 236 (30%) ou la moyenne était sous le niveau de 50. De ceux-ci, 65% (46 sur 70) se trouvaient soit en période de récession (selon la datation du NBER), soit adjacente de moins de 6 mois d'une récession. L'indice n'est donc pas un prédicateur parfait d'une récession (il y a même eu des cas rares où l'indice était supérieur à 50 en période de récession). Par contre, lorsque combiné avec d'autres indices avancés, le PMI est un indice relativement efficace.
Comme l'indice fut en dessous de 50 pendant les deux derniers trimestres aux États-Unis, il semble indiquer,
à lui seul, une chance de 65% d'être soit en récession ou en sa proximité.

Un autre indicateur avancé de récession typiquement utilisé est le renversement de la courbe de rendement. De façon simple, la courbe de rendement désigne la représentation graphique ponctuelle des taux d'intérêt en fonction de leur durée. Typiquement, les taux d'intérêt
à court terme sont moins élevés que ceux à long terme. L'explication vient du fait de la tendance naturelle des investisseurs de préférer, à taux égaux, les liquidités. Ce qui est logique. Il y a donc prime à l'investissement à plus long terme pour rendre les instruments financier à long terme plus attrayant.
Lorsque la courbe de rendement s'inverse, ce qui se produit est que les investisseurs ont tellement peu confiance en l'économie
a court terme qu'ils préfèrent la valeur sure d'un investissement à plus long terme. La prime à l'investissement s'inverse et les taux à court terme deviennent élevés que ceux a long-terme.

Pour plus de détail, allez voir ce qu'en dit la Feds de New York :
http://www.newyorkfed.org/research/capital_markets/ycfaq.html

Dans le passé, une inversion de la courbe de rendement a régulièrement été suivie d'une récession. Cette dernière la suivant de 8 à 16 mois. En se servant de la courbe de rendement et d'une projection en avant de 12 mois, voici les prévisions de la Feds de New York (les zones grises représentent les récessions passées):

Encore une fois, pas de boule de cristal ici; il y a eu quelques pics dans le passé qui auraient pu nous faire croire à des récessions sans que ce soit le cas.

D'ailleurs, Bernard Bernanke et Alan Greenspan, respectivement président et ex-président de la feds américaine, ont tous deux exprimé des doutes sur la capacité contemporaine de prédictions des récessions de la courbe de rendement:

"In previous episodes when an inverted yield curve was followed by recession, the level of interest rates was quite high, consistent with considerable financial restraint," Bernanke said in a speech in March.
"This time, both short- and long-term interest rates -- in nominal and real terms -- are relatively low by historical standards."

"Although the slope of the yield curve remains an important financial indicator, it needs to be interpreted carefully. In particular, a flattening of the yield curve is a not a foolproof indicator of future weakness. For example, the yield curve narrowed sharply over the period 1992-1994 even as the economy was entering the longest sustained expansion of the postwar period." Alan Greenspan

Finalement, un dernier indicateur avancé sur lequel je voulais m'attarder est celui du Conference Board. Il recoupe en partie les indicateurs précédents et en fait une synthèse avec plusieurs autres, dont la durée moyenne d'une semaine de travail, la moyenne de réclamation de chômage, les nouveaux permis de construire, etc.

Cet indice est en baisse depuis maintenant 5 mois. (Voir les détails à http://www.conference-board.org/pdf_free/economics/bci/LEI0308.pdf)

L'indice du Conference Board a aussi ses critiques et a connu plusieurs ratés dans le passé. Par contre, tout observateur sérieux de la situation économique actuel ne peut que s'insurger face à l'affirmation suivante de Mme Elgrably:

"Toutefois, un ralentissement de la croissance américaine n’est pas exclu. C’est d’ailleurs ce qui se produit généralement après une période de croissance rapide comme celle enregistrée par nos voisins du sud depuis 2001. Mais affirmer que les États-Unis sont en récession relève carrément de la mauvaise foi."

En fait, la mauvaise foi serait d'ignorer qu'il y a nombre d'indices avancés signalant la possibilité bien réelle que l'économie américaine soit au début ou même au milieu d'une récession. À moins que l'on ait ici affaire à de l'incompétence, ou à un biais idéologique...

Mais, poussons plus loin l'analyse et voyons s'il n'y aurait pas quelques signes coïncidents ou même tardifs qui nous indiqueraient que nous sommes en fait en pleine récession.

L'indice présent de confiance des consommateurs du Conference Board, ci-bas, est en baisse marquée. Cet indice coindident est associé a des périodes de ralentissement de l'activité économique puisque la majorité du PIB américain est dérivé de la consommation personnelle.


Si on observe maintenant la variation du taux de chômage pendant cinq récessions.
(Portez une attention particulière sur la partie en jaune; la variation négative des emplois des secteurs non agricoles. La ligne en bleu représente le taux de chômage pour le mois de mars aux États-Unis)






Si on compare à la situation présente sur le graphique qui suit, on se doit de remarquer des similitudes; augmentation du taux de chômage de façon significative et perte d'emploi net pour les secteurs non agricoles. Tous deux des indicateurs tardifs de récession.


Pour ce qui est de la bourse; l'étalon dans le cas de récession est le S&P 500.

Pendant la récession de 1981, en rouge (une descente avec une remontée vers la fin de la récession):



Pendant la récession de 1990 (une descente avec une remontée vers le milieu de la récession):


Pendant la récession de 2001 (une descente amorcée avant la récession qui se poursuit bien après sa fin):

Et maintenant (la période en rouge couvre Janvier à Avril 2008):


En résumé, si tant d'économistes importants soutiennent que les États-Unis sont présentement en récession, ce n'est pas parce qu'il y a un facteur spécifique déterminant qui l'indique d'une façon irréfutable. C'est dû plûtot au fait qu'une accumulation d'indices avancés, coincidents et meme tardifs indiquent cette possibilité. Mme Elgrably aurait dû faire ses devoirs et l'indiquer ou, du moins, ne pas associer cette possibilité a de la mauvaise foi, ce qui n'est pas le cas. En tant qu'observateur "orienté-résultat", la position de Mme Elgrably est fort peu défendable. Même si, dans 6 mois, le NBER déclarait qu'il n'y a pas eu de véritable récession, les indices sont suffisamment importants pour en prendre acte.


P.S. En terminant, je voulais une fois de plus réfuter un mythe qui a la couenne dure:
"À 5% de chômage, c'est le plein emploi! Nous ne pouvons pas parler de récession!"
Une récession est un relatissement de l'activité économique, ça n'implique pas nécessairement un taux de chômage extrêmement élevé. Par exemple, la récession de 1953-54 débute avec un taux de chômage de 2.6% et se termine avec un taux de 5.9%. Celle de 2001 débute avec un taux de chômage de 4.3% et se termine avec un taux de 5.5%. Par opposition, les États-Unis ont connu des périodes où le chômage était plus élevé que maintenant sans être en récession. Ce qu'il faut plutôt observer, c'est une augmentation relative du taux de chômage. Il faut comprendre que ce taux est un indicateur tardif de récession; c'est à dire, les employeurs couperont dans les emplois une fois qu'ils peuvent observer que leurs commandes baissent.
P.P.S. Au cas ou on me signalerait que Nathalie Elgrably est économiste: elle n'est pas plus économiste que moi. Nous avons tous deux les memes diplomes. Mais je n'oserais jamais m'afficher comme économiste. Ca, ca serait de la mauvaise foi!

Lectures complémentaires:

http://www.newyorkfed.org/research/capital_markets/ycfaq.html
http://www.factset.com/websitefiles/PDFs/outlook/french/30-01-2008french.pdf
http://www.conference-board.org/pdf_free/economics/bci/BCI-Handbook.pdf
http://www.telegraph.co.uk/money/main.jhtml?xml=/money/2008/01/07/bcnuseco107.xml
http://www.cbc.ca/money/story/2008/01/08/merrilllynchrecession.html?ref=rss
http://www.financialpost.com/story.html?id=326071
http://www.reuters.com/article/ousiv/idUSN0747602120080407