Friday, June 06, 2008

Le crime au Canada depuis 30 ans; l'analyse doctrinaire vs rationelle

http://www.aei.org/publications/pubID.23633,filter.all/pub_detail.asp

Lisez ce texte savoureux de David Frum, le joyeux illuminé a qui l'on doit le terme "axis of evil" (l'axe du mal) faisant référence à l'Iraq, l'Iran et la Corée du Nord (il écrivait les textes de George W. Bush).

À premier abord, ça fait sursauter. Malheureusement, la réaction provoquée serait bien mauvaise conseillère si le but était de définir un nouveau cadre législatif ou même de préparer un plan d'action contre le crime. Parce que monsieur Frum avait déjà un biais avant d'écrire son article; celui de dire que les politiques laxes du gouvernement Libéral en place en matière de criminalité ont fait progresser le crime au Canada alors que les politiques dures des É.-U. auraient résulté en une baisse significative du crime.

L'observateur orienté résultat lui, se doit :
- d'aller au fond des choses sans prendre de raccourci, pour obtenir une véritable perspective de la situation
- ne pas se laisser influencer par son billet naturel
- accepter les indications que lui donnent les chiffres sans jugement hâtif
- accepter que toute l'information ne soit pas toujours disponible
- accepter les résultats même s’ils sont contraires a l'hypothèse de départ
- développer des solutions politiques basées sur les succès obtenus, les 'best practices'

Alors que la Cour suprême américaine vient de renverser l’interdiction de porter une arme à feu à Washington DC, il est important d’approfondir ses recherches au-delà de la perception initiale. Dans un océan de données, il est relativement facile de trouver une information ou une autre qui concordera avec la perception que l’on veut bien avoir de la réalité plutôt qu’à la réalité elle-même.

Cet événement me donne l’occasion de répondre finalement à cet article de David Frum (Publié dans le Financial Post du 3 janvier 2006) auquel je n’avais pas eu le temps de compiler toutes les informations nécessaires pour formuler une réponse qui me satisfaisait au niveau de la recherche statistique.

Les éléments statistiques énoncés par Mr. Frum ont déjà bien été mis en pieces par Chris Selley
(http://www.tartcider.com/blog/archives/2006/01/crime_and_embel.html) et Dan Gardner du Ottawa Citizen (http://www.dangardner.ca/Colfeb1506.html). Je n’y reviendrai que pour rétablir les faits, en Français cette fois-ci, et clarifier certains détails avec utilisation de graphiques.

Comparer ce qui est comparable

M. Frum compare directement les statistiques du FBI et de Statistiques Canada. Ce qui ne peut se faire directement. Dans l’étude de Statistiques Canada titrée « Feasibility Study on Crime Comparisons Between Canada and the United States » (Catalogue Statistiques Canada no. 85F0035XIE), on apprend que les taux associés au crimes violents ne peuvent être comparés directement, mais que certaines de ses composantes peuvent l’être. Ainsi, lorsqu’on reconstitue le taux de crime violent selon les instructions de l’étude, on obtient :

Bien que j’aie une grande confiance en Statistiques Canada, j’ai toutefois fouillé le Web pour m’assurer de la validité de ces comparatifs.

Certains blogs référaient à l’étude « INTERNATIONAL COMPARISONS OF RECORDED VIOLENT CRIME RATES » de Tanya Segessenmann du Ministère de la Justice de la Nouvelle-Zélande, complété en l’an 2000. Malgré que cette étude ne compare pas chaque pays entre eux, mais plutôt chacun d’eux à la Nouvelle-Zélande, ce que j’ai fait est de rapporter ces comparaisons sur la même échelle en utilisant la Nouvelle-Zélande comme référence avec une valeur de 1. Voici les résultats pour les crimes violents, rapportés à la même échelle (année 2000) :



Le ratio É.-U./CAN, essentiellement le même que celui dérivé de l’étude de Statistique Canada, vient renforcer la validité de cette dernière.


Une autre étude, des États-Unis celle la, titrée « Cross-National Studies in Crime and Justice » (2004, édité par David P. Farrington, Patrick A. Langan, et Michael Tonry du U.S. Department of Justice), arrive aux mêmes conclusions que l’étude de Statistiques Canada. Détails en Page 137.


Avec ces points de comparaisons plus fiables, il est possible de faire une analyse plus éclairée. Par contre, il ne faut pas se leurrer et comme le note tous les organismes de collection statistique, il y a de nombreux autres facteurs qui entre en ligne de compte et influence ces taux, tel que les délais entre le moment ou un crime est commis versus rapporté, la diligence et la consistance des autorités dans l’exercice de collection des données, etc. Ainsi, il faut toujours garder en tête qu’il y a une marge d’erreur explicite et/ou implicite à tout énoncé statistique.

Analyser la situation

À première vue, ce qui m’apparait digne d’intérêt, c’est l’augmentation suivie de la baisse foudroyante des crimes violents aux États-Unis, la tendance à la hausse au Canada et au Québec depuis 2000 et la similitude des deux courbes.

Les tendances des composantes du taux de crimes violents se décomposent ainsi :




Si la tendance des composantes de crimes violents aux États-Unis suit une courbe similaire à son agrégat, la situation est très différente au Canada, ce qui m’a poussé à continuer à approfondir les tendances au niveau provincial, ce qui donne :








“One size fits all” ne s’applique pas au Canada. Le Québec, la Saskatchewan et l’Alberta doivent mettre l’emphase à comprendre et lutter contre les causes de la croissance fulgurante des assauts. La plupart des provinces devraient pour leur part essayer de comprendre le succès du Québec à lutter contre le vol depuis 1983. Pour une raison de limite de temps, je ne peux aller dans les détails de chaque province, mais je suis presque certain qu’on y trouverait aussi des différences significatives au niveau des sous-régions et des villes.


Dans son article, David Frum affirmait que la baisse fulgurante des crimes violents aux États-Unis démontrait bien que de mettre les gens en prison était efficace. En traçant le taux d’homicides vs le taux d’incarcérations (ci-bas), on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation évidente (J’ai choisi le taux d’homicide puisque cette donnée était disponible de façon continuelle depuis 1925).




Mr Frum affirme aussi qu’il est maintenant plus probable de se faire attaquer a Toronto qu’a New York… ce que je vous laisse juger par vous-même avec les données suivantes, toujours en utilisant des statistiques comparables :






Je n’ai rien en tant que tel contre les politiques socialement conservatrices de Mr Frum mais les données ne supportent tout simplement pas ses affirmations.

Ce que l’on peut affirmer avec un degré de confiance raisonnable (en utilisant des critères comparables entre les É.-U. et le Canada):

  • Le taux de crime violent au Canada est en augmentation depuis huit ans
  • La composante de crime violent la plus inquiétante est l’assaut, qui est en augmentation presque constante depuis plus de 30 ans
  • Après avoir grandement augmenté pendant les années ‘80s, le taux de crime violent aux É.-U. a connu une décroissance fulgurante depuis 1993
  • Le taux de crime violent du Canada est d’environ la moitié de celui des États-Unis
  • Les grandes villes Canadiennes ont un taux de crime violent environ le tiers de celui des grandes villes américaines.
  • Les données statistiques américaines ne supportent pas l’affirmation qu’envoyer les gens en prison réduit le taux d’homicide.


Pistes d’explications et offres de politiques

Tenter d’identifier les causes qui sous-tendent la criminalité violente est une affaire complexe et je ne voudrais pas prétendre avoir des réponses alors que la criminalité n’est pas mon champ de travail. Par contre, les études consultées et les statistiques nous permettent tout de même de faire quelques constats :

  1. S’il est difficile de proposer des solutions en garantissant des résultats bénéfiques, il est toutefois plus simple d’éliminer les approches de lutte au crime qui ne fonctionnent pas; par exemple, l’incarcération est une méthode qui, seule, n’a pas fait ses preuves.
  2. Réduire la lutte au crime à une seule approche est simpliste

La jeunesse comme facteur aggravant :





Au Canada, il y a forte corrélation entre le taux de meurtre et la proportion de la population en âge de 18 à 31 ans. C'est-à-dire que le pourcentage de la population entre 18 et 31 ans contribue à 76.8% à la variation du taux de meurtre au Canada. Bien entendu, corrélation n’est pas causalité.

Cette connaissance apporte un outil précieux pour définir des politiques sociales et policières visant à cibler ce groupe d’âge puisque les grandes variations de taux de criminalité violente deviennent prévisibles statistiquement.

Les criminels semblent réagir aux incitatifs directs et immédiats :

Bien que les causes de la réduction de la criminalité à New York soient toujours débattues (http://query.nytimes.com/gst/fullpage.html?res=9E03E3D61238F93AA15752C1A9649C8B63), plusieurs attribuent ce « miracle » à trois phénomènes; l’augmentation importante des forces policières et la « police intelligence », c’est-à-dire l’automatisation des processus de lutte au crime, ainsi que l’utilisation de pratiques nouvelles telle que le « fixing broken window » (http://en.wikipedia.org/wiki/Fixing_Broken_Windows).

Bien que ce soit encore à prouver, il me semble logique que les criminels n’agissent pas vraiment différemment du reste de la population face aux incitatifs auxquels ils font face. Par exemple, si un criminel a l’opportunité de commettre un méfait, mais qu’il sait qu’il se fera prendre dans 100% des cas, il aura moins tendance à passer aux actes même si sa peine de prison potentielle est faible. Par opposition, même avec l’imposition d’une peine minimale de plusieurs années de prison, un criminel aura peu d’incitatifs immédiats à ne pas commettre de crime s’il perçoit que ses chances de se faire prendre soient faibles.

Au niveau de la définition de politique de lutte au crime, ceci indique que l’on devrait privilégier l’investissement dans les ressources policières plutôt que carcérales, et éviter d’allonger inutilement les sentences. Donner les moyens aux forces policières et à la population en général de mesurer les résultats des initiatives prises me semble aussi un point essentiel, permettant ainsi d’éliminer les mesures non efficaces et de bonifier celles qui le sont.


La disponibilité des armes de poing

Mes recherches tendent à me faire croire qu’il y a peu de corrélation entre la proportion totale d’armes à feu et la prévalence des crimes violents. Aussi, les lois restreignant l’ensemble des armes à feu semblent aussi avoir un succès pour le moins discutable, surtout lorsqu’une juridiction telle que le Canada est en bordure d’une autre, et que les mesures de contrôle ne soient pas harmonisées.

Par contre, il semble y avoir une certaine corrélation entre la disponibilité/facilité d’accès aux armes de poing et le taux d’homicide.

Tout en laissant une grande liberté de possession et d’utilisation d’armes longues, il me semble qu’un contrôle accru et harmonisé des armes de poing, automatiques et semi-automatiques en Amérique est de mise.

P.S Alors que je mettais la touche finale sur mon billet, je suis tombé sur cette étude des services correctionnels du Canada. Sa lecture m’a fait un petit velours puisque quelques-unes de ses analyses et conclusions sont semblables aux miennes :

http://www.csc-scc.gc.ca/text/rsrch/briefs/b29/b29-fra.shtml

Sources :